Résignée

illustration de Marlène : http://alotoftralala.over-blog.com/

Elle regardait par la fenêtre l’horizon presque aussi sombre que son avenir. Songeuse, elle comptait les buildings comme s’ils représentaient ses mauvais choix, ses erreurs, en attendant le retour de ses garçons.

Dix ans plus tôt, sans éclats, sans guerre, elle avait quitté leur père, non pas parce qu’ils ne s’entendaient plus, mais parce qu’ils étaient devenus deux bons amis en colocation. A l’époque elle était encore presque jeune et ne voulait pas renoncer à cet amour dont on lui avait rebattu les oreilles depuis son enfance.

Du jour au lendemain elle avait tout remis en question, leur complicité n’était  plus suffisante, et son quotidien de femme au  foyer lui était devenu insupportable. Pourtant, adolescente, elle s’était bien juré de ne jamais être «  femme au foyer », elle aurait une grande carrière, serait libérée, indépendante, très certainement une auteure célèbre…

En attendant d’être célèbre, elle gagnait sa vie en enseignant, et puis son premier fils était arrivé, si petit, si beau mais si fragile qu’il lui aurait été insupportable de le confier à quelqu’un d’autre. Ils en avaient discuté, ils avaient fait les comptes et décidé qu’elle resterait avec lui à la maison, au moins la première année, et puis ça n’était de toute façon pas «rentable » pour les quelques sous qu’elle ramènerait une fois la nounou et les impôts déduits.

Elle avait été si heureuse de pouponner, de s’occuper de son bébé (qui bien sûr était le plus beau, le plus intelligent et le plus éveillé des bébés), qu’elle en avait totalement oublié cette promesse qu’elle s’était faite. Elle était tellement épanouie dans son rôle de «Maman dévouée » que dans la foulée, ils avaient fait un second bébé. Que du bonheur ce bébé aussi, enfin du bonheur et beaucoup de couches, de vomis, de linge à trier, de menus équilibrés à préparer…

Finalement elle n’avait jamais repris le travail et malgré le travail acharné de son époux, son poste à « responsabilités », les fins de mois étaient difficiles, le budget serré. Oubliés les restos romantiques, les soirées ciné, les sorties au musée. Les expéditions ne concernaient plus que la halle aux chaussures parce que le petit dernier avait encore des baskets troués, ou l’hypermarché du coin pour remplir ce frigo dont elle ne supportait plus la vue.

Monsieur passait ses week-ends à travailler, toujours un peu plus, elle passait ses semaines à discipliner ses garçons, à faire « tourner la maison ». Les journées s’enchainaient, se  ressemblaient dans leur morosité : « ne pas oublier le rendez-vous du grand chez le dentiste », «  penser à faire livrer du bois »…

Alors seulement, elle s’était souvenue  que la vraie vie ce n’était pas ça, que la vie dont elle avait rêvée, si elle comportait effectivement une famille, ne consistait pas à s’oublier, à être seulement la «  maman de », la «  femme de »…

Un soir de décembre, elle avait dit «  STOP » : stop à cette vie de dévouement étouffant, stop à cette vie sans plaisir, sans saveur, sans passion. Elle avait annoncé à son époux qu’elle le quittait, qu’elle ne voulait plus être l’épouse de son meilleur ami mais d’un amant qui la séduirait, dans les yeux duquel elle lirait du désir et non pas une vieille tendresse rance et coutumière.

Bien évidement il l’avait très mal pris ! D’après lui, elle était surement malade, dépressive, pour ne pas supporter cette routine qui convient à tant de familles. Il lui avait rendu sa liberté en lui assurant qu’elle était trop exigeante, qu’elle ne trouverait jamais ce qu’elle cherchait.

Et finalement il avait surement raison, elle s’était installée dans un petit appartement avec les garçons et vivotait péniblement du fruit  de ses traductions. Elle avait bien vite compris que 10 ans « au foyer » c’est la mort du CV et que les employeurs, déjà réticents à engager une femme, multipliaient les excuses pour ne pas recruter une « mère célibataire »…

Les garçons avaient très mal vécu cet éclatement familial et lui faisaient payer maintenant. Chaque week-end chez leur père était «  génialissime » «  top cool », ils revenaient systématiquement avec de nouveaux jouets, gadgets électroniques. Ils étaient devenus des ados ingrats et machos qui ne comprenaient pas qu’elle exige qu’ils participent («  chez Papa on ne fait rien, et  y’a une femme de ménage »), qu’elle ne veuille pas leur offrir les dernières baskets à la mode ou encore qu’elle les « persécute » avec son obsession des économies d’énergie.

Elle n’avait même pas de quoi les emmener en vacances, mais peu importe, puisque leur père, lui, les emmenait au ski tous les hivers et au club Med chaque été.

Son regard perdu sur les immeubles, elle se demandait comment elle allait réussir à se payer une nouvelle voiture, puisque l’actuelle, récupérée après le divorce passait désormais plus de temps chez le garagiste que dans sa rue…

Et puis elle vit arriver son mari, bel homme à la chevelure maintenant plus salée que poivrée, plongé dans ses pensées, son attaché case à la main…

Elle avait eu raison de se taire dix ans plus tôt, certes ils vivaient comme deux bons amis et la routine n’était guère plus folichonne maintenant que les enfants avaient grandi, mais avec un peu de chance, elle irait se pavaner au club Med cet été…

* Ce texte est ma participation au 5ème jeu d’écriture organisé par Lizly à partir d’une illustration de Marlène

* toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé est bien évidemment purement fortuite… et regrettable 🙂

9 réflexions sur « Résignée »

  1. Première lecture et je ne sais trop que penser de ton texte. Sans doute parce que je m’interroge beaucoup sur la part de fiction par rapport à la part de réel.
    Une bien belle participation en tout cas, comme toujours. Tu es en ligne sur le blog à 1000 mains.

      1. Alors ça va, tu me rassures. Je n’étais pas sûr qu’il n’y ait pas de l’ironie dans la fameuse ressemblance fortuite. Oui, j’ai l’esprit tordu. Faut croire que mes élèves déteignent sur moi à force.

  2. Très bien écrit ce texte !! Félicitations !! Une remarque néanmoins : cette fiction a un étrange goût de réalité…hahaha
    En tous les cas j’ai de la concurrence…

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